Ascétisme et sens du sacrifice

S’il est un point commun à toutes les spiritualités catholiques, c’est bien l’ascèse et le sacrifice, fondamentaux dans la théologie de l’Eglise, axée autour de la Croix du Christ. Or le scoutisme, on l’a évoqué, en offre de nombreuses occasions par la vie éprouvante de ses camps. “C’est une vie simple, sans artifices et sans fards, la vie rude du camp, les exigences austères de la vie de plein air, la nourriture frugale, le coucher sur la dure, une charité pratique à vivre et non à penser ou à méditer seulement” (Lucien Goualle, in BdL n°25, avr.1932). “Simple, rude, sobre, la vie de camp mortifie les besoins factices, habitue […] à se libérer de la tyrannie du bien être” (Père Rimaud, in Le Chef de janv.1938, p.16). “Notre vie même de campeurs agit, si nous savons bien la comprendre, dans le sens sanctifiant du détachement. Le camp comporte toute une ascèse, et ce n’est pas seulement parce qu’il est plus débrouillard que le routier a le sac moins chargé que le novice, mais parce qu’en avançant, il se dépouille, il simplifie sa vie” (Père Sevin, s.j., in Le Chef n°79, janv.1931, p.8).

Bien entendu, cet ascétisme ne doit pas tomber dans le stoïcisme païen. “Le scoutisme, dans son élément moral, est un ascétisme auquel nous nous plions par esprit de Foi, et la loi scoute nous propose […] , plus haut que ces habitudes à prendre, des vertus surnaturelles à acquérir surnaturellement” (Père Sevin, s.j., Pour penser scoutement, Spes, Paris, 1934, p.157). “À la base de la gymnastique naturelle, il y a tout un ascétisme que rien n’empêche de surnaturaliser” (Père Sevin, Pour penser scoutement, op.cit., p.119). ” L’ascèse, inséparable de toute spiritualité, le scoutisme la fait pratiquer […] Un vrai scout s’efforcera de présenter à l’épreuve un visage souriant : ne sait- il pas qu’il contribue à racheter le monde et à alléger la croix du Maître ?” (Père Forestier, o. p., Scoutisme, méthode et spiritualité, Le Cerf, Paris, 1940, p.118 et 122). Cette bonne humeur que le scout doit montrer dans les difficultés, d’après le huitième article, trouve bien ses motifs dans les enseignements de l’Eglise, puisque toute épreuve acceptée en esprit de Foi participe à la crucifixion rédemptrice du Christ.

L’Évangile enseigne que chacun doit porter sa croix pour être disciple du Christ, c’est- à- dire accepter toutes les épreuves que la Providence peut envoyer en les unissant à la Passion du Sauveur pour les transformer en moyens de salut. Les SdF pensent alors que les rigueurs de la vie de camp préparent le scout à se soumettre toujours, dans un esprit de Foi, aux sacrifices que lui réserve sa vie de tous les jours. ” Il y aura des mortifications corporelles dans ma vie de scout, par le coucher, le manger, le froid, la chaleur, les petites blessures qui m’arrivent; je les accepte d’avance, et je les unit à tous les renoncements que Vous avez pratiqués […] L’uniforme scout est fait pour me rappeler les vertus austères que je dois pratiquer[…] Qui n’a gémi en nous voyant porter notre sac sur nos épaules ? […] Le symbole est évident, notre sac est notre croix, il nous fait pratiquer la mortification […]  Son utilité est tout aussi claire : le sac assure la vie du campeur […] Notre sac, c’est notre vie… et il nous fait souffrir. Grande leçon, que le scout a le bonheur d’apprendre tout jeune […] Ce sont toutes les pratiques de pénitence des ordres monastiques qui sont employées au cours d’un campement” (Abbé Richaud, Veillées de prière, Téqui, Paris, 1928, 4e édition, p.4, 33, 37 et 50). “Tout ce qui fera (aux garçons) un moral solide et un corps robuste, tout ce qui augmentera […] leur force de caractère, les prépare d’autant à porter plus vaillamment leurs croix futures, et par conséquent à être, avec la Grâce, de meilleurs, de plus réels chrétiens” (Père Sevin, Pour penser scoutement, op.cit). “Cet esprit d’effort sur soi-même, c’est- à-dire, en définitive, de renoncement et d’abnégation, est la meilleure préparation à ce portement de croix que doit être la vie de tout chrétien qui comprend quelque chose à son Baptême et à Jésus-Christ” (Père Sevin, Pour penser scoutement, op.cit., p.172).

Didier Pirrodon, auteur d’une maîtrise de théologie sur le père Sevin , remarque d’ailleurs que “de la Rédemption, il ne parle pratiquement que de la Croix et très peu de la Résurrection” (Didier Pirrodon, Aspects théologiques du scoutisme à partir des écrits du Père Jacques Sevin, maîtrise de théologie à l’université catholique de Lyon, p.69). Chez sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, dont la spiritualité influence tant le père Sevin, le sacrifice occupe aussi une place primordiale. C’est encore le fondateur jésuite qui parle, à travers le Christ, dans ses Méditations scoutes : “J’aime à voir ta croix sur ton chapeau. J’aime encore mieux voir la mienne dans ton cœur, et la tienne sur tes épaules. Porte ta croix” (Père Sevin, s.j., Méditations scoutes sur l’Évangile, tome II, Spes, Paris, 1932, p.70). Mais il s’agit bien là de la doctrine de toute l’Eglise. Un autre aumônier fait de cette formation à l’ascétisme chrétien le but des SdF. “Nous n’avons rien fait si nous ne donnons pas pratiquement à nos garçons le sens et la joie austère du sacrifice simple dans une vie toute marquée du signe de la Croix” (A. V., aum., in BdL n°43, déc.1933, p.73). D’ailleurs, cet aumônier associe à l’ascèse la joie. Car la joie scoute est aussi une des caractéristiques majeures de cette spiritualité. Joie simple, joie de l’esprit d’enfance, joie de l’émerveillement face à la nature, joie de la maîtrise de soi face aux difficultés, joie indissociable du fameux “sourire éclaireur”, joie attisée par les chants qui rythment toutes les activités. Certaines paroles de chansons mettent cette perpétuelle joie en exergue :
Il y a beaucoup de gens de mauvaise humeur
La névrose est à la mode
Et nous parions qu’il n’y a que chez l’éclaireur
Qu’le sourire est de rigueur (le sourire éclaireur)
Déridons les pleurards et les moroses !
Quand on veut, les épines ont des roses :
Nos ennuis nous les chassons
À tire d’aile de chansons (la joie scoute)

Or cette joie simple et permanente s’apparente tout à fait à la non moins fameuse joie franciscaine.

Pour en revenir à l’ascétisme, c’est selon le même idéal, dans la lignée des enseignements de l’Eglise, que le neuvième article de la loi scoute, qui prône l’économie, devient une école de l’esprit de pauvreté. “Etre économe , c’est n’avoir encore qu’une conception trop basse de l’ordre scout tel qu’il doit régir notre usage des biens temporels. L’économie, c’est la sagesse du monde. Des scouts catholiques doivent monter plus haut et s’élever jusqu’à la notion de pauvreté, jusqu’à la vertu de pauvreté . Nos garçons ne sont ni moines ni destinés à le devenir ? Admettons. Mais ce n’est pas aux moines, ni même à ses apôtres seuls que Jésus a dit : <>.” (Père Sevin, Pour penser scoutement, op.cit., p.51). Avec l’ascétisme, on retrouve bien la pauvreté dans toutes les spiritualités, et elle fait partie des vœux de tous les ordres monastiques. Car le détachement des biens de ce monde permet de corriger toutes les activités terrestres dans leur intention, et de les accomplir par amour de Dieu. Au contraire, la dépendance face à tout le côté matériel empêche de spiritualiser toutes les pensées, les paroles et les actions. L’ascétisme de la vie scoute est donc censé rendre le garçon indifférent aux biens terrestres, pour lui permettre de raisonner à un autre niveau. La “pauvreté est d’abord école de volonté et de caractère […]  Par cet exercice de la vertu de pauvreté, le scout découvre ce premier des pauvres qui s’appelle Jésus- Christ “(Père Sevin, Pour penser scoutement, op.cit). Le père Sevin conclut :” Si tes parents sont tels, mon scout, bénis la Providence qui t’a fait naître pauvre” (Père Sevin, s.j., Méditations scoutes sur l’Évangile, tome I, Spes, Paris, 1923, p.30).

La spiritualité scoute, par la vie de camp, comporte donc toute une ascèse, formatrice pour le caractère et la vie surnaturelle. En effet, les SdF essaient de spiritualiser les conditions précaires des camps et la soumission nécessaire aux aléas de la nature, pour faire des garçons détachés des richesses de ce monde, et prêts à sanctifier les épreuves de leur vie. Mais de la Croix découle la Résurrection, et la spiritualité des SdF ne manque pas d’exaltation pour une jeunesse éprise d’idéal : l’esprit chevaleresque lui apporte la motivation nécessaire aux mortifications du camp. Sacrifice et chevalerie sont d’ailleurs incontestablement liés : les croisés ne sont-ils pas, par définition, ceux qui portent sur leur tunique la croix rouge, couleur du sang des martyrs ? Le père Héret encourage ce parallèle : “Pour remédier à une morale relâchée, inspirons-leur (aux scouts) un amour sérieux du Christ crucifié. C’était la dévotion des croisés. Leur BA : nettoyer les calvaires. Aujourd’hui, tendances à dévotions moins viriles, moins fondamentales. Non, la croix! Il faut leur apprendre le rôle de la mortification, du sacrifice dans la vie” (Père Héret, o. p., Première retraite des aumôniers scouts, Spes, Paris, 1927, p.15-16). C’est formés à cette école d’ascèse que les scouts pourront porter à juste titre leur nom de “chevaliers des temps modernes”.

Print Friendly, PDF & Email