La notion d’autorité

Quant au système hiérarchique du scoutisme, issu de BP, et à la notion d’autorité chez les SdF, ils soulèvent aussi le problème de leur conformité aux enseignements de l’Eglise. Pour commencer, au niveau purement pratique, le catholicisme prône un commandement unique, à l’image du monothéisme. Or, dans les écrits des SdF, on est frappé d’entendre toujours parler du SM, de ses devoirs, de son rôle, on le conseille, on le forme, mais il n’est presque jamais question de ses assistants. Il paraît clair que l’autorité appartient à une personne unique, que la maîtrise ne forme pas une équipe qui prend ensemble les décisions. Certes, le SM doit déjà composer avec l’aumônier, mais inutile de revenir sur ce point, suffisamment développé auparavant : cette collaboration ne retire rien au commandement unique, puisque chef et aumônier constituent la tête et le cœur d’une même personne . L’autorité d’une troupe se concentre donc incontestablement dans les mains d’un unique chef, de même que le CP dirige substantiellement sa patrouille, grâce à la large marge d’initiative que lui laisse la maîtrise. Son second reste bien à la place que désigne son nom.

Par conséquent, le chef doit se montrer responsable : il prend seul les décisions donc il en porte la charge. Ici encore, les SdF s’inscrivent incontestablement dans la lignée des enseignements de l’Eglise, qui considère la pleine responsabilité de la personne dans toutes ses paroles et ses actions, et même dans ses pensées, quelle que soit la force de la tentation dans le péché et le secours de la Grâce divine dans la résistance. Toute la psychologie moderne, qui tend à déculpabiliser l’individu, à le présenter comme le jouet de pulsions incontrôlables, parfois même inconscientes, n’atteint pas la doctrine catholique. Chacun est responsable des influences extérieures qu’il reçoit et de ce qu’il en fait. Quant au détenteur de l’autorité, il n’en est pas seulement responsable pour son compte, mais aussi pour ses subordonnés. Or le >scoutisme développe tout particulièrement le sens des responsabilités et, s’il confie le commandement à une personne unique, c’est justement pour qu’elle ne puisse partager ni ses réussites ni ses torts, mais qu’elle ait conscience d’en être le décideur. “S’il s’agit d’inférieurs, savoir les soutenir, les défendre, les couvrir au lieu de rejeter sur eux les échecs dont nos ordres mal donnés sont souvent la cause responsable” (Père Sevin, s.j., in Le Chef n°79, janv.1931, p. 3).

Le commandement unique, lié au sens des responsabilités, tous deux préceptes de BP, ne contredisent ainsi en rien la doctrine catholique. Mais les SdF élèvent la notion d’autorité dans le domaine spirituel. L’obéissance prend alors une dimension surnaturelle car, selon l’enseignement de l’Eglise, tout pouvoir provient de Dieu et, qui que soit le chef, on est tenu de s’y soumettre dans un esprit de sujétion à la volonté divine, tant qu’il ne donne pas d’ordres contraires à la morale chrétienne. On reste ici dans le domaine du devoir d’état, obligation permanente qui exige une soumission de tous les instants à la Providence. Un chant enseigne bien cette doctrine à tous les scouts, pour qu’ils spiritualisent leurs efforts d’obéissance sans réplique :
Dieu est là, dans le chef du camp ;
C’est sa voix qui parle, discrète.
Il est là, dans le chef du camp;
Soyons-Lui bien obéissants.

(“Si Jésus arrivait au camp”, de 1921 (Père Sevin, s.j., Les chansons des SdF, Spes, Paris, 1936, p.209).

Rien pourtant qui ressemble à de l’obéissance passive. “Un scout obéit, mais comme un homme libre qui ne se soumet en réalité qu’à Dieu et qui, s’il accepte l’autorité d’un autre homme, le fait ayant réfléchi que cet homme est pour lui l’organe de la divine volonté et l’intermédiaire de son progrès” (Père Héret, o.p., La loi scoute, Spes, Paris, 1929, p.89). Dans un livre sur le rôle de chef SdF, Mgr. Lavarenne explique bien ce que la doctrine catholique sur l’autorité entraîne, à la fois pour le subordonné et pour le responsable. “Toute autorité humaine légitime est une autorité déléguée par Dieu  […]  Lorsque nous obéissons, ce n’est pas à un homme, dont nous pouvons connaître les insuffisances morales et intellectuelles ; mais nous voyons derrière cet homme le Dieu infiniment sage et infiniment saint” (Mgr. Lavarenne, La prière des chefs, coll° “La vie intérieure pour notre temps”, Bloud et Gay, 1937). Mais cette notion de l’autorité, si elle transforme l’obéissance en moyen de sanctification et par là- même motive à respecter cette obligation avec zèle, en restreint en même temps la pratique, visant toujours d’abord le progrès spirituel. “Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ; car Dieu ne peut pas se contredire Lui-même, et l’autorité se retire de celui qui l’emploie contre le Principe dont elle émane. Il n’est permis de désobéir à une autorité inférieure que pour mieux obéir à une autorité supérieure” (Mgr. Lavarenne, op.cit). Du coup, le chef catholique qui cherche à se faire respecter doit toujours conformer ses ordres à la doctrine de l’Eglise.” Jésus est bien le modèle par excellence de tous ceux qui veulent être de vrais chefs” (Mgr. Lavarenne, op.cit).

Effectivement, pour recevoir une autorité considérée comme délégation de celle de Dieu, il faut s’en montrer digne. Déjà, le chef SdF doit avoir conscience de ses responsabilités. Or le cérémonial de son investiture les lui rappelle : “Avez-vous réfléchi que c’est charge d’âmes que vous voulez prendre? -Nous la prendrons sans crainte, avec la Grâce de Dieu” (A. Rédier, Cérémonial des SdF, édition des SdF, Paris, 1929, p.109). Ce simple dialogue implique déjà deux notions. Premièrement, le SM devra rendre compte de son commandement devant le Juge suprême, en tant que partiellement responsable du salut de ses scouts. Voici alors l’examen de conscience que lui propose le Manuel de piété des camps scouts : “La devise des chefs est de servir. Est- ce que je suis le serviteur de mes garçons, pensant à eux, priant pour eux, cherchant à leur faire du bien, travaillant pour eux, donnant l’exemple. -Toute autorité vient de Dieu. Suis-je un représentant pas trop indigne de Dieu ?” (Chanoine Gros, Manuel de piété des camps scouts, Publiroc, Marseille, 1929, p.36-37). Deuxièmement, ” avec la Grâce de Dieu “, il a besoin du soutien divin pour assumer sa charge. “Une trentaine d’enfants ou d’adolescents sont confiés (au chef) […] Et, qu’en doit- il faire? Extirper les défauts anciens ou nouveaux ; empêcher l’éclosion de vices possibles […], infuser dans les âmes un désir d’élévation, une aspiration à la noblesse, une générosité, un sens du sacrifice qui souvent y font défaut” (R. Guilmard, in Le Chef de janv.1931, p.24). Le chef prend alors conscience de son besoin d’aide : “Mes scouts me croient fort, mais moi, je sais que c’est Vous, Jésus, qui êtes la Force et qui me fortifiez […] Ils m’ont pris pour guide, mais moi, je sais que le chemin c’est Vous, et que sans Vous j’hésite, et eux avec moi” (R. Guilmard, in Le Chef de janv.1931, p.24). “J’ai une grande expérience de ma faiblesse : c’est pourquoi je fais appel à votre secours. C’est Vous qui êtes ma force. Aidez moi ! Soutenez moi ! Soyez le vrai chef de ma troupe ! […]  Ce n’est pas moi qui conduirai ma troupe, mais Vous, Vous seul, daignant simplement Vous aider du pauvre serviteur que je suis” (A. G., au. (probablement l’abbé de Grangeneuve), in BdL n°44, janv. 1934).

Il faut donc déjà que le chef suive le droit chemin catholique pour y mener ses garçons, il doit incarner pour les scouts la loi vivante et la sainteté. Dans chaque numéro du Chef, la rubrique ” âme de chef ” raconte la vie d’un modèle à suivre pour les responsables SdF. Les personnages choisis sont révélateurs : on y trouve le Christ Lui-même, beaucoup de saints, comme Louis de Gonzague ou Louis IX, et, même lorsqu’ils ne sont pas canonisés officiellement, les héros sélectionnés sont tous présentés comme des âmes catholiques ardentes, dont la vie entière et les moindres décisions sont dirigées par la volonté de se soumettre à Dieu. À leur exemple, le SM ou le CP doivent avoir une haute spiritualité. “Un chef, chez les SdF, doit aimer la méditation […]  O Marie, […] donnez-moi cet esprit d’oraison, qui sera pour moi le procédé caché par lequel j’acquerrai et je maintiendrai mon autorité […]  Tout chef de troupe ou de patrouille doit avoir un brevet d’apologiste, de catéchiste, d’évangéliste… Il doit se ranger parmi les membres les plus assidus et les plus travailleurs des cercles d’études et des catéchismes de persévérance” (Abbé Richaud, Veillées de prière, Téqui, Paris, 1928, 4e édition, p.54-55). Il lui faut en effet connaître les enseignements pontificaux, pour ne jamais dévier, dans son scoutisme, mais toujours rester dans la droite lignée de la doctrine catholique. Or, en décembre 1929, Pie XI publie une encyclique sur l’éducation chrétienne, “Divini illius Magistri” . Dès le mois de février suivant, le père Sevin la recommande vivement dans la revue Le Chef . “Je souhaite ardemment qu’elle fasse l’objet d’une étude approfondie dans tous les cercles de chefs et de routiers” (Père Sevin, s.j., in Le Chef n°70, févr. 1930, p.54). La connaissance de la doctrine catholique devient un devoir grave pour les chefs car elle garantit leur orthodoxie dans le raisonnement et la façon de mener la troupe, c’est-à-dire dans leur direction des âmes.

“D’après les exigences des camps-écoles, le chef a quatre obligations à l’endroit de ses garçons :

a) prier efficacement pour eux […] ,

b) donner l’exemple ,

c) connaître sa religion ,

d) comme le Bon Pasteur, avoir la connaissance particulière, singulière de chacun de ses garçons , et de chacun de leurs besoins”

(Chanoine Bérardier, Ce que nos garçons attendent de nous, 1935, p.33-34).

On reconnaît ici des obligations morales qui n’impliquent aucune connaissance du scoutisme, de ses techniques ou même de sa pédagogie. En effet, l’aspect religieux prime. “Il faut être solidement accroché au niveau religieux pour être chef; ensuite, mais ensuite seulement -et essentiellement- il faudra aimer les garçons, la nature et la vie de camp, connaître et comprendre la méthode scoute” (Chanoine Bérardier, Ce que nos garçons attendent de nous, 1935, p.33-34). On conçoit d’ailleurs très bien cette priorité lorsque l’on connaît la conception chrétienne de l’autorité, car le chef qui aurait des lacunes en scoutisme ne saurait mettre à profit tous les bienfaits de la méthode et gâcherait ainsi ses possibilités de forger des âmes d’élite. Du moins ne ferait-il pas de mal. En revanche, le chef imbattable dans le domaine scout, mais négligent dans sa formation religieuse pourrait, nonobstant, causer du tort aux âmes qui lui sont confiées. Tout chef conscient de ses responsabilités est donc tenu de bien connaître la doctrine catholique.

Et la conception du chef chez les SdF puise jusque dans les Ecritures ses racines. Le premier numéro du Chef donne à méditer ces conseils de saint Pierre : “Paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié. Veillez sur lui, non par contrainte, mais de bon gré; non pour l’appât d’un gain douteux, mais par dévouement ; non en dominant sur ceux qui vous sont échus en partage, mais en devenant du fond du cœur le modèle du troupeau (Épître 1, chap.5)” (in Le Chef n°1, mars 1922, p.2). La fonction de chef exige donc une vie spirituelle intense. Et dans une loi qu’il donne aux chefs de troupe, le père Sevin conseille : “Le SM pense d’abord, parle après, prie toujours” (Père Sevin, s.j., in Le Chef n°61, mars 1929, p.103). Car Dieu est à la fois le fondement et l’aboutissement de l’autorité catholique, la force sur laquelle elle s’appuie et la fin à laquelle elle doit mener. Le chef Pierre Delsuc comprend bien la portée spirituelle de sa fonction, et n’en espère aucun bienfait terrestre. “Le chef ne peut attendre de récompense ni de ses garçons, dont il ne doit rien espérer en retour, ni de la satisfaction d’un besoin d’activité et de commandement. Il ne peut attendre d’autre récompense que celle de savoir qu’il fait la volonté de notre divin Chef” (Pierre Delsuc, cité par C. Lenoir dans Le scoutisme français, Payot, Paris, 1937, p.227).

On conçoit bien, désormais, ce que signifie primauté du spirituel sur le temporel, dans la doctrine catholique en général, et chez les SdF en particulier. C’est que le salut de l’âme passe avant toutes les autres finalités, qui lui sont subordonnées . D’où l’importance de l’aumônier dans la scoutmaîtrise : il est le garant que toutes les décisions se conforment aux enseignements de l’Eglise. Aucun laïc ne peut avoir, à l’époque, une formation équivalente à celle donnée dans les séminaires. C’est pourquoi seul un prêtre peut vérifier la conformité de toutes les activités de la troupe avec la doctrine catholique. “Commissaire, mon souci primordial est de demeurer, par l’intermédiaire de l’aumônier diocésain, dans la soumission la plus parfaite à l’autorité épiscopale […]  SM, je suis à la tête de ce corps que représente ma troupe. L’aumônier, lui, en est l’âme […]  Je tiendrai à cœur de m’incliner, quand il croira bon de m’imposer tel avis d’ordre pratique, en vue d’un intérêt moral” (Abbé Richaud, Veillées de prière, op.cit., p.86). La notion d’autorité, chez les SdF, s’inscrit donc tout à fait, elle aussi, dans la fidélité à la doctrine catholique.

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