L’hylémorphisme ou l’équilibre corporel-spirituel

Enfin, les SdF rejoignent la philosophie du Docteur angélique, contre le dualisme cartésien , dans leur conception de l’homme comme substance indivisible formée d’un corps et d’une âme inséparables. On les a vus considérer la nature comme spirituelle en elle-même et, réciproquement, le surnaturel comme dépendant de son fondement naturel. L’hylémorphisme, dans la philosophie réaliste, transpose ce principe au niveau personnel : il signifie effectivement que toute substance corporelle est formée de deux parties complémentaires : la matière et la forme. Dans le cas particulier de l’humain, le corps est informé par une âme spirituelle. Or le scoutisme éduque bien les deux, non pas séparément mais dans leur unité substantielle. Rémi Fontaine explique comment B. P. retrouve la philosophie officielle de l’Eglise, par son simple bon sens réaliste, dans un temps où les pédagogies sont toutes en contradiction avec le principe d’hylémorphisme. “Le génie propre de Baden-Powell et de sa méthode éducative fut de renouer, au début de ce siècle, avec l’esprit réaliste de l’ancienne chrétienté, rompant résolument avec la pédagogie idéaliste régnante, fondée notamment sur le dualisme cartésien qui oppose corps et âme.” (Rémi Fontaine, avec la collaboration du Laboratoire Scout de Riaumont, in Itinéraires n°6 de la 3e série, p.21, et in Sachem, revue des chefs des Scouts et Guides Catholiques de France, n°60, mars-avr. 1995, p.3). “Comme l’expérience sensible (externe) est la source principale de la philosophie réaliste, elle est un ressort essentiel de la méthode éducative du scoutisme, laquelle est une méthode expérimentale […]  Selon saint Thomas : “prius fuerit in sensu”. Il n’y a rien dans l’esprit qui ne soit passé par les sens  […] C’est à l’opposé de la pédagogie cartésienne qui entend faire table rase” (Rémi fontaine, op.cit., in Itinéraires, p.27, et in Sachem n°61, mai-juin 1995, p.12). Un évêque de l’époque constate la même fidélité à la conception catholique de l’homme. “Vous avez compris, et vous avez grand mérite à cela, qu’il fallait, de toute nécessité, que la doctrine de notre Seigneur Jésus informe et éclaire votre pensée, dirige vos actions, imprègne votre vie toute entière […] Vous connaissez ce dualisme qui existe […]  et vous avez dit : nous, nous serons des hommes de droiture, tout d’une pièce” (Allocution de Mgr. Salièges, in BdL n°56, mai 1935).

En effet, les responsables SdF cherchent à former les garçons dans leur substance complète, à la fois en s’adressant à toutes les composantes de la nature humaine et en les éduquant toutes en même temps. “Le scoutisme n’est totalitaire qu’en ce sens qu’il s’occupe du corps et de l’âme , et qu’il vise à l’éducation totale de l’homme […]  C’est à tout instant à l’homme en sa totalité , c’est- à- dire en son unité substantielle, que nous nous adressons” (Père Forestier, o.p., Scoutisme, méthode et spiritualité, Le Cerf, Paris, 1940, p.32). “Le scoutisme est un mouvement d’éducation inventé par Baden-Powell, ayant pour but d’aider à l’éducation active de l’âme et du corps de l’adolescent” (Père Sevin, s.j., Pour penser scoutement, Spes, Paris, 1934, p.184-185). Il “permettra […] de prendre l’enfant dans tout son être : physique, intellectuel et moral” (Père Sevin, s.j., Le Scoutisme, Spes, Paris, 1922). “Le scoutisme a imprimé en nous la croyance en l’unité de l’homme et en l’impossibilité de le construire en pièces détachées.” (“Scoutisme et vie intellectuelle”, in Revue des Jeunes, févr. 1935). Or le père Forestier souligne la difficulté que pose l’éducation de l’homme, dont la nature spirituelle se trouve sans cesse tiraillée entre la concupiscence et le désir de Dieu. “L’homme, c’est une personne, c’est-à-dire un être de nature spirituelle, transcendant à la matière et cependant lié à la matière […] La personne humaine […], aux confins de deux royaumes (Esprit et Matière), les unit en elle […] L’éducation qui assume la tâche de faire l’homme” va “dans le sens d’une victoire de l’esprit sur la matière, d’une unification intérieure. Réduction de ce dualisme trop accentué qui sépare nettement le sacré du profane […] Ce dualisme est un vestige du paganisme qui séparait absolument les fonctions sacrées des activités humaines. Il doit céder la place à la conception chrétienne de la vie, puisque tout est relié à Dieu, en son origine et en sa fin. L’ordre profane existe assurément, mais il appartient lui aussi à Dieu. […] Il (Le chrétien) doit vivre par tous les dons vitaux que Dieu lui a faits : son corps, son âme, ses sens et son esprit, son imagination, son cœur, sa Grâce” (Chanoine Terrier, aux Journées Nationales des 26, 27 et 28 déc.1936,à Marseille, n° spécial du Chef (n°140), févr.1937, p.79-80 et 83-84).

Cette unité de la nature humaine donne une nouvelle importance au corps, tant méprisé par les jansénistes , dont la mentalité influence encore le catholicisme français au début du XXème siècle. À son époque aussi, saint Thomas d’Aquin a dû réhabiliter la matière contre le néo-platonisme régnant chez les philosophes catholiques. Et sa redécouverte d’Aristote lui fait d’abord une mauvaise réputation : un syllabus “contre les erreurs de ce temps” de l’évêque Tempier vise plusieurs de ses positions en 1277, avant qu’il ne soit canonisé en 1323 et proclamé docteur de l’Eglise en 1567. De même, le scoutisme se voit taxé de naturalisme lorsqu’il ne fait qu’affermir le fondement nécessaire du surnaturel . C’est ainsi que Dieu, qui doit dominer l’âme, règne par cet intermédiaire sur le corps, qui participe, lui aussi, à la sanctification de la personne. Le chanoine Gros livre alors, dans son Manuel de piété des camps scouts , une oraison du bréviaire, tirée de Prime. “Seigneur Dieu, Roi du Ciel et de la terre, daignez diriger nos cœurs, sanctifier nos corps et nos sens” (Chanoine Gros, Manuel de piété des camps scouts, Publiroc, Marseille, 1929, p.24). Car c’est l’homme tout entier qui se sauve et, par le dogme de la résurrection des corps, la matière rejoindra l’âme au Ciel à la fin des temps. Le corps doit lui aussi se préparer à participer à la gloire de Dieu. “La gymnastique matinale […], école de noblesse et de pureté, entremêlée de prière : <>” (R. Guilmard, in Le Chef de janv.1931, p.21).

Il appartient donc aux devoirs chrétiens d’entretenir son corps, don de Dieu à respecter, non pas comme les cathares qui se laissent mourir de faim. “L’esprit au- dessus de la matière, certes, mais la matière existant sans être un mal à côté de l’esprit . Et donc le scout développe son corps et le rend fort, souple et beau, il aiguise ses sens parce qu’ils sont les très nobles serviteurs de l’esprit” (Père Sevin, s.j., in Le Chef n°79, janv.1931, p.4). Bien entendu, le catholicisme n’encourage ni la coquetterie ni le culte du corps athlétique, mais il demande de prendre soin d’un bien matériel que Dieu confie et dont il demandera des comptes. “Je Vous consacre mon corps. Pour mieux Vous servir, il s’assouplira dans des exercices variés, car il est, lui aussi, votre créature, et il Vous appartient […] Je Vous consacre mon imagination. Au lieu de s’égarer dans des rêves inutiles ou dangereux, elle me rendra ingénieux, plein d’initiative” (Abbé Richaud, Veillées de prière, Téqui, Paris, 1928, 4e édition, p.4-5). En fait, il faut apprendre à mettre son corps au service de son âme , et le Christ Lui- même en donne un modèle dans son Incarnation. “Le Verbe de Dieu s’est fait chair : son Corps, son Ame et toutes ses facultés parfaitement développées sont notre idéal. Mais nous n’oublions pas que l’Incarnation s’est faite sous le signe de la Croix […] Nous nous rappelons que ce développement humain que nous demandons à nos garçons exige ses disciplines de vie dure formatrices de la volonté et du caractère en même temps que du corps, et surtout que ce développement est tout entier orienté vers le don de soi, où Dieu voudra” (A. V., aum., in BdL n°43, déc.1933, p.72).

Et puisqu’ils sont unis, corps et âmes progressent en même temps. “Vous dormez dehors sur le sol et vous mangez votre propre cuisine; vous vous lavez dans l’eau froide du ruisseau vous supportez la pluie et la tempête… et tout cela, pourquoi ? Pour que votre corps ainsi fortifié enferme une âme robuste” (Mgr. Tihamér Toth, sermon à Gödöllö, in BdL.n°42, nov.1933, p.46). On a vu la sanctification qu’entraînaient les épreuves physiques et morales du camp. De même, les jeux, la saine dépense, l’apprentissage de nouvelles techniques participent aux progrès spirituels du scout, car la vie dans la nature lui apprend à vivre selon le concret. Il apprend ainsi à raisonner droitement, et à toujours remonter du sensible vers le surnaturel . Le scoutisme, par les responsabilités qu’il confie aux jeunes et la débrouillardise qu’il développe, suscite en permanence l’intelligence, au sens thomiste du mot : discernement du bien et du mal. Très jeune, le jugement du garçon est sollicité. C’est ainsi qu’il gardera, plus tard, l’enseignement moral et religieux du scoutisme, qu’il ne se laissera pas persuader par de faux raisonnements, et qu’il continuera d’appliquer une méthode qu’il a fait sienne par sa compréhension des choses et sa participation active à sa propre éducation.

Et ce grâce aux liens perpétuels qui entraînent, les uns avec les autres, le corps, la raison et l’âme spirituelle. Le scoutisme use ainsi de nombreux symboles , qui habituent le garçon à comprendre la signification surnaturelle des choses d’après leur aspect sensible. Par exemple, “rappelle-toi le symbolisme des manches relevées jusqu’au coude. Un scout, un vrai, vit son toujours prêt” (Abbé Grégoire, in BdL n°56, mars 1935). Dans l’attitude physique prête à rendre service, le scout prépare sans cesse son âme au dévouement. À un niveau beaucoup plus élevé, on conseille au routier qui prononce son départ, pour toujours vivre selon l’esprit scout, de savoir apprécier le concret et l’élever jusqu’au surnaturel. “Que ta raison demeure au réel […], qu’elle tienne du réel sa force et son vouloir. […] . Que ton âme s’élève vers le Ciel et vers Dieu, qu’elle aspire à l’harmonie, comme cette flamme née du foyer terrestre s’élance vers le ciel clair et l’ordre parfait” (Max-Marc Thomas, in BdL n°46, mars 1934). Par le scoutisme, c’est toute la philosophie thomiste qui doit dominer la vie de celui qui s’est engagé, un jour, par sa promesse.

Alors que l’on a vu jusqu’à maintenant l’œuvre de spiritualisation des SdF, on aborde leur insistance sur l’ importance de la nature et du concret . Car les SdF veulent puiser dans la réalité naturelle de quoi s’élever vers le surnaturel : c’est comprendre avec saint Thomas d’Aquin que Dieu a créé l’homme selon une nature spirituelle. “Il n’y aura, à nos yeux, d’éducation parfaite que dans l’emploie actif et la mise en œuvre de toutes les facultés naturelles et surnaturelles” (Père Maréchal, o.p., SdF et ordre chrétien, édition de la Revue des jeunes, 1932, p.110). Et le commissaire Goutet >résume ainsi toute l’œuvre d’éducation des SdF : “Notre mission est de faire des réalistes.” (Commissaire à la route Goutet, aux Journées Nationales des 26, 27 et 28 déc.1936,à Marseille, n° spécial du Chef n°140, févr.1937, p.123). À une heure où le catholicisme remet particulièrement à l’honneur le thomisme, le paradoxe veut que ce soit l’anglican BP qui le mette en pratique, sans même en avoir conscience. Les SdF, quant à eux, ont su où trouver une pédagogie adéquate pour former la jeunesse catholique. Et l’abbé Claude Lenoir, un des premiers SM à revenir à Chamarande pour y dire la messe, constate que la rupture avec le principe d’hylémorphisme constitue le fondement de toutes les déviations du scoutisme. “Sans âme, le corps n’est qu’un cadavre bon à enfouir sous terre. Sans corps, l’âme n’est plus qu’un esprit dont la place n’est plus sur la terre. Il y a dans le mouvement imaginé par BP deux éléments parfaitement distincts, mais qui ne sauraient subsister l’un sans l’autre à l’état libre. Et, chose étrange, toutes les déformations et caricatures du scoutisme qui ont pu être faites proviennent d’une hypertrophie ou d’une anémie d’un de ces éléments par rapport à l’autre.” (C. Lenoir, Le scoutisme français, Payot, Paris, 1937, p.143). Au contraire, l’équilibre thomiste garde bien le scoutisme dans la conception catholique de l’éducation, et permet même de déboucher sur toute une spiritualité.

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